Dieu est-il Breton ?

Camille De Taeye a réalisé ses premières lithographies au début des années 80. En 1978/1979, il a suivi les cours de Robert Kayser à l’Académie de Watermael Boisfort. Entre 1980 et 1990, il  tirait une grande partie de ses lithographies sur sa presse à bras dans l’atelier. Il est proposé ici d’en voir quelques unes au fil d’un texte d’Anne-Marie La Fère rédigé en 1986 pour la galerie « Le Bateau Ivre » à Redu. Ce texte avait été reproduit dans une brochure accompagnant la reproduction de 15 lithographies. 

L’autre nuit, j’ai rêvé d’un cerf.

 « Je marchais dans une forêt ténébreuse. Mes talons aiguilles s’accrochaient aux racines, s’enfonçaient dans la mousse, se heurtaient aux pierres du chemin. J’oubliais d’avoir peur tant mon désir était grand de voir le cerf immobile au milieu de l’étang.

 

Je ne savais pas encore qu’il me faudrait franchir le pont vermoulu et affronter la femme au visage en lame de rasoir. J’ignorais qu’après ce passage m’attendaient d’autres épreuves? Quant parut la dame à la voilette, je ne pus réprimer un cri : Kaas avait une tête de morte. J’en verrais d’autres, des crânes, des squelettes dansant avec un belle fille, jouant du saxophone, rêvant d’un livre ou brandissant une scie comme d’habitude. J’avançais cependant le long des rus et des mares, les yeux ravis par la lumière noire qui reflétaient les eaux et les feuillages. Des musiques rythmaient mes pas: tantôt un tango joué sur un piano droit près d’un rideau d’arbres, tantôt un air d’Anthony Braxton au bord d’un lac où se profilait le vaiseau fantôme. Je devais revoir ce navire à maintes reprises. Il apparaissait, disparaisait, resurgissait, sombrait, voguait ivre dans le lointain. C’était un ancient bateau à vapeur dont les panaches de fume se mêlaient aux nuages. Il était parfois si proche que je pensais pouvoir monter à bord, rejoindre la femme à la tête de cheval et naviguer en haute mer; le plus souvent inaccessible, loin des berges où broutait une lourde vache, loin des nénuphars de Woluwé où Léda marchait, aérienne, vers son beau cygne.
 

 

 
Le ciel était si splendide que je ne craignais plus les nombreux serpents. Je vis par deux fois la lune mince au-dessus des eaux à peine moins frémissantes que moi qui regardais de tous mes yeux la profondeur du ciel et de la mer. Des oiseaux, des plumes sortaient des trous d’éponge, de gruyère, de carte à jouer, de soulier. La légèreté de l’air donnait envie de voler. Je me suis assise sur un banc et j’ai jeté mes escarpins dans le bassin. La mort aurait pu m’inviter à danser, je ne la redoutais plus, ni la lune noire qui semblait ricaner. Il était temps de reprendre la route, car j’avais failli me réveiller.
Je me heurtai à un arbre très grand, très large et très noueux. Une corde pendait à l’une de ses branches, mais ses racines naissaient des yeux de pendu, et une bougie éclairait la forêt. J’ai continué mon chemin, mangeant mes larmes et plaignant les humains. Un morceau de poème ramenait la joie.
 
Bientôt les nuages se bousculèrent, furieux et affolés. La peur revint avec les premiers coups de tonnerre. D’immenses éclairs traversaient le ciel au-dessus de deux enfants qui tiraient un chariot. Je crus reconnaître la petite Gerda et Kamieleke, et mon coeur devint si gros que des mots d’amour en jaillirent.
Je cherchais l’oiseau, ou la plume; le bateau, ou le lointain; la vache, ou le nénuphar. Je cherchais un poireau, un chou, un fromage. Quelque chose à me mettre sous la dent. Je ne voyais que la pince de homard qui servait de bras à la femme à tête de zèbre. Il fallait repartir de zéro, refaire le trajet de A à Z, rebobiner la bande, l’effacer, réenregistrer. Faire comme si de rien n’était. Je n’avais rien vu. Ce n’était pas moi qui voyais. Je suis aveugle et sourde. D’ailleurs je n’existe presque pas. 
Cette fois je suis reveillée. Je cours dans l’appartement.Je veux mon rêve ! Derrière la vitre il fait noir d’encre. Dans mon souvenir Redu était blanc de neige. C’était en avril. Neigera-t-il fin mars ? Le feu crépita. Les cloches de Pâques sonneront. Les lithographies de Camille De Taeye seront accrochées dans la grande sale du « Bateau Ivre » dans le bureau d’Henri Lambert, dans le corridor, dans l’escalier, dans le salon et la salle à manger. Il y en aura trente, ou davantage, et le livre  » Ry » de Gerda Vancluysen et de Camille De Taeye. Des images et des mots bruns et gris enchanteront les visiteurs. Je me frotte les yeux et regarde mon rêve à l’envers. Il me revient que je cherchais quelque chose, ou quelqu’un. Ni un poireau, ni un chou, ni un fromage. Peut-être un cerf sous la lune.
Ais-je le droit de voir le cerf? Où est-il? Aux cimaises, surgi de la pince acérée du graveur. Je sais bien que Camille se sert d’un crayon de savon très doux et caressant pour dessiner le cerf sur la lourde pierre calcaire. Je le sais depuis hier. Alors, la violence ? Je sais qu’elle est là, contenue dans le tracé délicat et satiné des ombres et des lumières, comme dans les poèmes de Gerda. Je regarde les fines, les légères blessures infligées à la pierre, à la page. Légères, indélébiles, tandis que le rêve s’en va en lambeaux, se brise en mille morceaux. Gerda et Camille le gravent dans la mémoire. Ils me donnent la clef des songes, la clef des champs.
Je retrouve le chemin qui mène à l’étang.  Tout est simple à présent. Il suffit d’ouvrir grands les yeux. On peut interpréter la présence à l’avant plan d’une pince à linge et d’une belle naïade, examiner les traits de crayon, étudier la composition, analyser le titre « Cernunos ». Tout cela je l’ai fait et je l’ai oublié. Je me souviens d’un rêve où le cerf me regardait, et mon coeur était plein de mélancolie.
 
Anne-Marie La Fère.