Essais sur l’oeuvre

Jacques Meuris

Extraits de la « La pomme anamorphe et le cube glacé » Le Daily-Bul »  (1984)

« La bande dessinée a incontestablement introduit dans le public une habitude inédite de lecture ; elle a provoqué un cloisonnement du récit pictural en séquences dont certains tableaux de De Taeye, dès avant 1975, témoignent dans leur construction ; elle a encore donné naissance à un réalisme d’intention et de fabrication tout à fait différent du réalisme traditionnel et a introduit même des techniques de réalisation pratiquement inemployées jusque-là en peinture. Elle a introduit aussi dans le dessin un humour de second degré qui n’est pas étranger, parallèlement, à l’œuvre de De Taeye et avec lequel il faut compter lorsqu’on l’examine »

« Il n’y a pas de réticence à accepter que dans ses tableaux, il parle de lui-même, ni que sa peinture a surtout affaire à des sentiments ».

« Peut-être bien que la miche de pain est un symbole sexuel, ou le canon, ou la clé anglaise, ou l’eau, ou le serpent, ou tel fruit (par exemple) ? C’est moins cette évidence reconnue qui compte toutefois que les rapprochements, les ruptures, les connivences, les antinomies, dont l’affirmation sur la toile constitue, dans son ensemble, et dans cet ensemble seulement, la véritable et unique symbolique. Le tableau est le symbole, non ses composantes »

« Les symboles fonctionnent dès lors, en quelque sorte de surcroit. «Ce n’est pas une chose évidente, ce que mes tableaux disent », pense-t-il, voulant exprimer ainsi qu’il ne s’agit pas d’une équation simple A+B= B+A, mais d’un ensemble complexe dont on ne tire pas facilement, du premier coup, les ficelles. Cette complexité, toutefois, reste plus du ressort du receveur que du donneur, du spectateur que du peintre »

« De Taeye  ajoute «je ne vois pas l’intérêt à reproduire un paysage ». Même chose d’un portrait, d’une nature morte. Chez De Taeye, c’est le portrait, le paysage, la nature morte plus. » «  Si dès lors, «  le paysage » comme il dit «  propose plus que l’on ne peut imaginer », c’est toutefois l’imagination, d’abord, qui est en alerte. « Au plus l’on prend, tant mieux. Mais c’est prendre ce qui signifie l’imaginaire que ce qui signifie, comme tel, le paysage. »

« De Taeye, se préparant à peindre, tourne autour des objets et des sujets possibles ; il les « essaye » visuellement et plastiquement ; il assemble  et il désassemble ; un objet ou une image appelle  l’autre, son contraire  — et à un moment privilégié, mais incalculable et impondérable, il s’amène vers le tableau et s’y installe. Non sans heurts et cassures, parfois. »

« Mais il y a les accidents, ce qui échappe, et singulièrement chez De Taeye où la netteté du rendu, sa précision technologique, recouvrent en effet, on s’en doute, l’angoisse et l’excitation mêlées. C’est lorsque l’une ou l’autre, excitation et technicité, se conjuguent parfaitement que le miracle surgit, puis prolifère vers l’extérieur ».

 

Introduction de Jacques Sojcher

« Nous ne sommes pas très loin du surréalisme, mais la construction du tableau est trop présente pour que De Taeye soit vraiment surréaliste. Peut-être baroque belge, petit fils d’Hergé et de Magritte, de Bosch et de Mickey, de Degouves de Nuncques et de Knopff, de Rops et de Redon, d’Arcimboldo et de Chirico… »

« Plus métaphysique qu’il n’y paraît, mais dans la seule immanence des matières, des motifs imprimés et chamarrés, des papiers peints, des peaux de la peinture- sa surface animale. Dans la tension du brumeux, du glauque et des bleus lumineux, du halo du bleu qui, avec des éclaircies dans le ciel, l’immensité parfois des panoramas, à la limite de la miniature du paysage et de son flou impressionniste, participle de la surréalité du réel, de l’immobilité de l’être de ce qui est, étrange, à l’arrêt, comme l’éternité peut-être. Mais les diagonales, les verticales légèrement décalées sont là pour que l’accident dérange cette mise en sommeil du temps et la tension a peut-être le dernier mot, ou plutôt le couple tension-ordre, qui est la loi hybride de cette peinture du métissage et de l’abstraction. Car, parfois, le monde est comme une image de la peinture, l’essence, d’une fable de l’accident et de la grâce, de la mort et de la beauté. C’est alors que l’on voit vraiment, sans comprendre, la vérité de ce mystère ultravisible »

 

« De Taeye ne visualise pas un fantasme mais le champ illimité où se déploie l’imaginaire; il ne se lasse pas d’en reculer toujours plus les limites. »

« Archétypes de la mythologie detaeyenne, le costume, la chaussure, le pneu, l’animal, les ciseaux, les asperges se déclinent comme un poème de Prévert. Mais une dramaturgie particulière les distingue déjà d’un arsenal quelquonque de l’insolite. Médiateurs d’un savoir encore à definer, ces objets vont servir à étayer le sentiment brûlant et glacé de son rapport au monde. « 

« Aujourd’hui pour dire comment la mort saisit le vif, ce qui est assuremment le thême majeur de son oeuvre, le peintre n’a plus besoin de multiplier les informations : un élément perturbateur souvent réduit à sa plus simple expression suffit à troubler, sinon à glacer les sangs du spectateur après avoir paru lui donner le ciel. »

« Il s’affirme tout de suite comme une forte individualité, un tempérament pictural qui n’a que faire des modes et des courants et cherche davantage à resserer son action de peintre autour de l’objet poétique qu’il poursuit. Aseptisé par l’art conceptual et ses suites moroses, le paysage artistique se languissait de couleur, de formes, de senteurs. De Taeye fera le lien entre un passé toujours très présent et l’avenir de la peinture. La sensualité et l’humeur perverse portées par un langage percutant suffisent à le situer dans la tradition des peintres qui font la santé de l’art belge : Wiertz, Rops, Knopff, Delvaux, Magritte… »

« S’il n’est pas la finalité du tableau, le merveilleux est, sans aucun doute, l’élément fondateur en ceci que les phénomènes et les évènements qu’il désigne outrepassent toujours les capacities de la nature. Pour exister dans une oeuvre d’art, le merveilleux doit bien sûr suciter l’….émerveillement. Or, face à cette peinture, l’impression première est bien celle-là, à condition de ne pas ignorer que cet émerveillement tourne presque toujours court et se mue en panique. Pur effet de contraste, le merveilleux aggrave l’état de panique, mieux, il lui sert de levier et permet de porter l’émotion à son comble. »

« Ouvrir la représentation au tragique du monde qui est toujours chez De Taeye, coupure, mutilation, aggression, violation menées de preference contre la beauté, la vitalité,la jeunesse, la douceur. Veillons, cependant, à n’y voir aucun sentiment moral commun, aucune indignation convenue à l’endroit de quelconque  » injustice de la vie » mais, au contraire, et en vertu de ces deux instances toujours présents dans l’oeuvre- l’ironie et la sensualité- le sentiment baudelairien de la fatalité de la corruption et du plaisir qui y est parfois lié ».

« De Taeye n’existent que pour activé la charge sensuelle contenue dans chaque objet. A quelques exceptions près, chaque tableau est, de manière explicite ou non, une petite cérémonie érotique ou, plus justement, une aventure, un fragment d’aventure branchée sur l’objet éternellement obscure du désir. Tantôt,  la teneur érotique du tableau est parfaitement claire, tantôt, et ce sont les tableaux les plus attachants, elle est en quelque sorte différée, détournée, secrète, obscure comme l’objet du même nom. »

Daniele Gillemon

Extraits de la « l’éloge de l’inconfort ». CFC  éditions (1992)